Revue N�5 page 6

L'IMPOSSIBLE

Lima, le 31 juillet 1976

Il est six heures, je quitte mon modeste h�tel et traverse, dans le silence humide du matin la Plazza de Armas. Devant le palais du gouvernement, les automitrailleuses de la Guardia Civil veillent impassiblement au respect de l'�tat d'urgence d�clar� dans le pays depuis deux semaines.

Quittant le centre ville, je me retrouve rapidement au milieu de cette ceinture de bidonvilles, les barricades, trait de caract�re de la capitale p�ruvienne ; des habitations fragiles et d�su�tes, des chiens d�charn�s qui r�dent, les enfants qui errent, les carcasses de voitures qui rouillent et attendent... Le spectacle de la mis�re !

Toute la c�te du Pacifique baigne dans un �pais brouillard, la route est humide, les jambes tournent bien, je savoure : je sais que je vais vivre l� le moment le plus intense de ma carri�re cyclo. Imaginez : vous quittez le matin l'altitude 0m, 150 km plus loin, sur votre v�lo, vous atteignez l'altitude 4 818 m. Imaginez !

J'oblique donc vers le Nord-Est et quitte la Panam�ricaine. Face � moi : la Cordill�re des Andes.

Un poste de contr�le, il y en a beaucoup dans les pays d'Am�rique du Sud, les premi�res rampes ; je conserve le m�me rythme tandis que les nombreux cars surcharg�s qui fr�quentent cet important axe routier s'essoufflent bruyamment, fument et crachent. Je prends de l'altitude, je vis. J'avais souvent imagin� cette journ�e, aujourd'hui je la vis ; il n'y a souvent qu'un pas entre le domaine de l'imagination et celui de la r�alit�. Il faut le franchir.

Voici trois heures que je roule. Altitude 1 900m, la circulation est dense, les camions d�valent la pente dans un bruit infernal, les cars multicolores montent p�niblement, quelques voitures arr�t�es au bord de la chauss�e, le capot ouvert, attendent des moments plus favorables pour reprendre la route. Chosica, la v�g�tation appara�t : le parfum des eucalyptus se m�le � celui des gaz d'�chappement. Plus haut, le paysage devient sinistre : des gorges impressionnantes o� gronde le torrent, des surplombs inqui�tants et, l�-haut, au-dessus de ma t�te le train qui, par de multiples ponts (59), tunnels (70) et zigzags, s'efforce de hisser au sommet son lourd chargement. C'est � la conception britannique et � la main d'�uvre chinoise que les P�ruviens doivent cet impressionnant ouvrage centenaire et unique au monde. Que le Mont Blanc semble petit !

Altitude 2 500m, je m'arr�te dans le petit village de Matucana, en dehors de la route principale. Sur la place, devant l'�glise de l'�poque coloniale, des Indiennes au type tr�s marqu� vendent � qui le veut force galettes, ma�s, brochettes, pommes de terre, oranges. Pour quelques soles, je puis ainsi me restaurer et reprendre des forces qui me seront bien n�cessaires dans la derni�re phase de l'ascension. Ma pr�sence sur la place du village, mon v�lo � la main, laisse indiff�rente la population indig�ne. Les enfants jouent � la toupie ou courent pieds nus apr�s un pneu qu'ils poussent. Les hommes, coiff�s du traditionnel bonnet andin, le "chullo", et rev�tus du "poncho" se d�placent � petits pas en portant de lourdes charges ; les femmes filent la laine � la quenouille, poussent un troupeau de moutons et m�chent consciencieusement leurs feuilles de coca.

Il est 13h30 lorsque je reprends la route, celle-ci, toujours asphalt�e devient plus pentue, mon 36-24 entre en piste et je grignote 3000 m, je bats au passage mon record d'altitude (col Sommeiller). Au lointain se profile la Cordill�re Blanche et ses glaciers, les villages travers�s maintenant sont d'importants centres miniers. Le sous-sol, riche en minerais de zinc, de cuivre et de fer, est exploit� par une compagnie nationalis�e depuis deux ans.

Le d�cor devient grandiose, je me sens bien petit sur ma bicyclette, les cars me fr�lent, et du toit, les passagers me font de grands signes d'encouragement. Dans les pr�s apparaissent les premiers troupeaux de lamas, ils m�chonnent paisiblement et tournent la t�te sur mon passage. La respiration devient difficile, � grands coups de poings, mon c�ur me rappelle sa pr�sence. Je suis maintenant � plus de 4 000 m, et je sais que les derniers kilom�tres seront difficiles.

La route perd son asphalte et augmente la difficult�. Mes oreilles bourdonnent, la naus�e me prend, les tempes me sont douloureuses, l'arr�t s'impose, les jambes fl�chissent, le talus me recueille. Ce moment de frayeur pass�, je reprends p�niblement mon souffle ; il me faut continuer, il est 16h00, dans moins de deux heures, il fera nuit et froid. Ce sera ma seule d�faillance, les derniers kilom�tres, bien que gravis lentement, ne m'imposeront pas un nouvel arr�t. Une l�g�re descente, un faux plat montant le long de la voie ferr�e puis le toit du monde. Au bout de la ligne droite, la pancarte "Anticona 4 818 metros sobre el nivel del mar".

On peut r�ver, quoi ?

Daniel LEGAT de Chamb�ry